Rechercher

07/06/2011

ARABESQUE [Arsène Hasar]

 



I.

Avant j’avais un cœur poreux qui battait comme une éponge. Maintenant c’est plutôt ma tête qui est devenue poreuse. Le cœur, lui, il ne retient plus rien. On a souvent essayé de me donner de l’amour, de l’affection, mais ça n’a fait que glisser. Comme le zéphire du soir qui passe sur un gros caillou, choux, genoux. 
Avec moi les gens passent leur chemin sans avoir à proprement parler fait de rencontre. C’est juste que leur trajectoire a rencontré un obstacle neutre, un élément de relief.

Voilà à quoi je pense au volant de ma Testarossa, une jolie blonde à mes côtés, une blonde sublime pour laquelle bien des hommes se sont tués avant moi. Je ne sais pas quoi lui dire. Je pourrais lui dire qu’elle n’est qu’un simple élément de relief, elle aussi. Mais elle ne comprendrait pas d’où ça sort. Il y a peu de choses qu’elle comprenne. Dans le verbe comprendre, elle n’aime que prendre. C’est une grue, ma sœur avait raison. Qu’est-ce-qu’elle est agaçante à vouloir qu’on prenne la Ferrari pour aller au supermarché, qui n’est pourtant qu’à 5 minutes à pieds un peu plus bas, sur le Boulevard Saint-Irrémédiable.
Je crois que je vais la quitter tout de suite. Il suffirait de deux mots. Ou d’un seul. Je pourrais la regarder avec un air débile et lui dire « fini » en louchant. Je pourrai aussi me contenter de baver pendant tout le trajet. Et lui dire « j’ai envie de toi », l’air de rien.
Hiboux, cailloux.
Après quoi je vendrai cette satanée bagnole et je trouverai une fille un peu moins jolie et on ira faire les courses à pieds ou merde.
On prendra aussi le métro et on ne fera plus semblant de mépriser les gens parce qu’ils nous font peur. Peut-être que mon cœur cessera de tressaillir à chaque fois que je me trouve dans un lieu public qui sent les cheveux, la sueur, le bruit, les choux les poux et les genoux.

II.

Souvent, je me recouche après avoir laissé les petits à l’école. Au début c’était dur de les laisser, surtout quand ils se mettaient à pleurer. Une ou deux fois, j’ai même fait demi-tour. Dans les cours de récréation, il suffit qu’un seul des petits se mette à pleurer pour que tous les autres le suivent immédiatement.
Je ne trouve pas ça drôle.
Je pense que c’est pareil chez les adultes seulement eux ils ne le supportent pas. Du coup quand un autre adulte manifeste de la tristesse on fait tout pour que cette tristesse cesse ou qu’il arrête au moins de nous la montrer. Parce que sa tristesse elle finit toujours par provoquer la nôtre. Vous voyez on est des dominos dans ces cas-là ou des enfants de très petits enfants qui conduisent des voitures et fument des cigares. Parfaitement.
Maintenant les enfants ne font plus de comédies alors je rentre je me déshabille et je me remets au lit toute nue. Au moins je peux être tranquille et lire de mauvais livres et manger des glaces jusqu’à ce que le pot soit vide - aussi propre que s’il n’y avait jamais eu de glace dedans. Au chocolat avec des éclats de noisette à la vanille, sobre, à la fraise avec de grandes trainées de fruit rouges…mon paradis. Un peu absurde, c’est vrai mais mon propre paradis, le seul qui est à moi et vous j’aimerais bien voir la tête qu’il a votre paradis.
Et toc !
Ensuite il faut ranger nettoyer faire des courses cuisiner un peu puis aller chercher les petits et garder un œil sur eux jusqu’à 8 ou 9 heures. Parfois aussi je retrouve Alain dans un hôtel du centre pour qu’il me fasse l’amour ou plutôt pour qu’il me saute. Mais il ne m’appelle plus et c’est mieux comme ça plus raisonnable en tout cas.
Ensuite il faut diner avec Paul qui parle tout seul. Histoires de constructions, affaires municipales, sa coiffure de vendeur de voiture, ses habitudes de je m’arrête là et l’écouter sans dire un mot parce que moi de toute façon je n’ai rien à raconter puisqu’il ne m’arrive rien à moi qui n’ai rien à raconter puisqu’il ne m’arrive rien.
A part quelquefois les noisettes qui éclatent dans le chocolat ou la vanille qui fond si lentement qu’on ne s’en aperçoit pas et des larges traînées de fruits rouges qu’on dessine dans de la fraise.

III.


A 8h30 je rencontre Irvin White, qui doit me présenter les plans du nouveau parc municipal de Nemrod-Est. L’entretien dure juste qu’à 11h30 mais je n’ai pas le temps de déjeuner, parce qu’à 12h15 j’ai rendez-vous avec Blanche Cassée et mon avocat, Maître Beige, pour parler de l’article diffamatoire paru la semaine dernière dans le Nemrod Minute, dans lequel on m’accuse injustement d’avoir détourné 115 millions d’eurodollars en l’espace de 6 mois - ce qui  insensé, comme je l’explique à Maître Beige, puisque je ne m’occupe pas personnellement des finances publiques de Nemrod. C’est mon beau-frère, Alain Gris de clair, qui a été désigné par le Conseil Municipal de Nemrod pour remplir cette fonction. Et c’est un chic type.
Je vois d’ailleurs Alain à 16 heures et je ne le trouve pas très en forme. Il est mal rasé, sa chemise est mal repassée et mal assortie à sa pochette. Il ne joue plus au tennis. Il prétend même qu’il veut quitter sa femme et vendre sa Ferrari. Moi aussi je deviendrais fou si j’arrêtais le tennis. Je lui explique bien sûr que c’est impossible, que ce dont il a besoin c’est de se reposer et de se remettre au tennis, pas de quitter sa femme. Sa femme est sublime et je connais un certain nombre d’hommes qui se feront un plaisir de l’épouser  le jour où Alain la quittera. Moi elle ne m’intéresse pas. Alain est quand même mon ami.
C’est pour ça que j’insiste pour qu’il prenne le numéro de mon psychiatre, le Docteur Kaki. Puis je file rejoindre Jean Maronnet et Philip Black au Club, vers 20h30 pour éclaircir quelques questions concernant l’éventuelle participation de l’entreprise de Black à la construction du parc municipal de Nemrod. Je m’endors au bureau sur le divan et je suis réveillé par le téléphone : ma femme m’attend au restaurant, parce que c’est mon anniversaire. Le 64ème. Je danse un peu, change de chemise et de cravate. S’il n’y a pas trop de trafic je devrais être là-bas pour 21h45.

IV.

Il y a un monde fou devant le Super Mario, comme tous les soirs. Ça fait plus d’une heure qu’on attend. Jusque-là, j’ai vu plus de douze gonzesses se faire recaler. Et environ le double de garçons.
Le vieux qui décide qui rentre qui rentre pas, c’est l’arbitraire fait homme.
J’aimerai lui torde le coup, puis lui faire bouffer sa casquette et ses lunettes (pas dans cet ordre-là). Sa décision, on essaie de l’influencer. Essaie d’avoir l’air détendu, ça fait toujours meilleur effet, dixit mon pote.
Mais je vois pourtant des types bien plus détendus que moi se faire recaler. Je sais plus quoi faire.
Devant nous, il y a trois filles qui rentrent. Quand le vieux pose les yeux sur nous, j’ai l’impression qu’il cherche à cerner à quel point nous sommes heureux ou malheureux. Le verdict tombe, aussi indolore que le coup de lame qui vous tranche le bras. C’est pas possible.
Pas possible.
Possible ?
Pas ce soir.
Allez.
Non vraiment.
Inutile de demander pourquoi, ce type c’est l’arbitraire fait homme et l’arbitraire répond rarement aux questions. Je le regarde droit dans les yeux, un peu sonné : « enculé ». Le mot est sorti très distinctement et il l’a bien entendu. Le grand noir qui me plaque contre le capot d’une voiture a bien entendu, lui aussi.
Je répète : « enculé, va te faire enculer, vous êtes tous des enculés », le bras tordu dans le dos. Les lumières scintillent et se troublent, je vois des visages étonnés, et des gens qui s’attroupent autour de nous. A un moment une Ferrari passe et s’arrête à ma hauteur. Vitre baissée, voix d’homme et coup de feu : foutez-lui la paix.
La voiture redémarre en trombe, des gens crient. J'ai envie de vomir/ justice a été faite.


A r s è n e  H a s a r
1981
N.Y.C.
"Bright lights, big city"



Partager cet Article:

Facebook Twitter Technorati digg Stumble Delicious MySpace Yahoo Google Reddit Mixx LinkedIN FriendFeed Newsvine Flux RSS

Blogger

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire