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09/04/2011

Blandine / Jean Fusari

                L’esprit s’embourbe, ralentit, pour finir anesthésié et sans prises sur ce qu’il touche. Tout passe dans le désordre et s’échappe, comme la bouffée de fumée purement éphémère et insaisissable. Mais rien n’est léger et chaque pensée vient lourdement occuper l’espace et y laisser une ambiance, une ombre, comme une tristesse. L’esprit annihilé, c’est parfois le cœur qui se roule dans ses propres émotions, avec indécence. Tout de ce qui est vécu est faux et sans la moindre importance. Il reste une survivance d’âme, point final. Celle-ci vaque et frétille fébrilement, à en donner la nausée. On pourrait disparaître…

    Blandine ne pouvait plus fermer l’œil, elle venait de penser au gaz dont elle ne se rappelait plus si elle l’avait éteint après avoir retiré la petite casserole pleine de ragout de dessus le réchaud. Ça l’avait frappé comme ça, en plein sommeil, et non en plein rêve car cela faisait quelques temps qu’elle n’en faisait plus des rêves. Son appartement du dernier étage d’un modeste immeuble nantais baignait intégralement dans l’obscurité. Seules les quelques lumières venant de la rue, que Blandine scrutait mollement lorsqu’elle s’était assoupie, venaient éclairer quelques centimètres de plafond, le rocking chair qui lui faisait parfois office de lit de fortune, et le profil affaissé et las de cette dame maintenant âgée dont les yeux qui venaient de sortir du sommeil étaient encore tout embués, vides d’expression, mais incroyablement écarquillés, si bien que Blandine ne paraissait pas « vraie » sur son rocking chair. On aurait plutôt dit un meuble parmi les quelques autres de son intérieur menu, aussi poussiéreux, mais avec des yeux qui devaient cacher une âme et une histoire, si profondément enfouies qu’elle ne devait plus y penser elle-même. 

Après quelques minutes d’obscurité, de silence, et d’immobilité, Blandine baissa un peu son regard vers ses  genoux usés sur lesquels trônaient encore une bobine de fil et des baguettes à tricoter, maigre plaisir de la veille comme de tous les soirs. Elle enfila les baguettes dans la bobine, et déposa cette dernière à droite du rocking chair, sur un petit tapis aux motifs ingrats. Encore deux minutes et Blandine se leva dans un mouvement lent et difficile au cours duquel le craquement du vieux bois du rocking chair dérangea le vide qui emplissait la pièce en rappelant au silence qu’il devait pour quelques temps encore cohabiter avec cette vieille âme. Les bruits que provoquait les déplacements de Blandine venaient signaler, mieux que les déplacements mêmes qui ne se modifiaient jamais, qu’il restait encore une trace de vie, une survivance au milieu de la poussière. Cette vie se dirigeait vers le bout de cuisine à quelques mètres de là, fixée sur la même pensée et le même objectif depuis le réveil : vérifier que le gaz était bien éteint. Au fond, Blandine ne devait pas s’inquiéter beaucoup du gaz comme elle ne s’inquiétait pas beaucoup non plus de ce qui lui restait à vivre. Ce n’était plus l’angoisse de la mort qui lui avait fait entamer ces quelques mètres vers la cuisine, mais l’automatisme ancré profondément sous la peau à force d’une longue vie pleine de misère et de quotidien, comme le vieux chien levant mollement la tête lorsqu’il croit entendre l’appel de la gamelle quand ce ne sont que les jouets des enfants qui s’entrechoquent dans quelque combat fantasmé. 

Les quelques mètres de son rocking chair à sa cuisine, avec l’engourdissement des articulations et la lassitude des muscles, ressemblaient beaucoup, pensait-t-elle, aux quelques kilomètres qu’elle faisait en marchant pour aller à l’école du temps où elle avait encore un sourire et un visage. Arrivée dans la cuisine, elle alluma la petite lumière qui clignotait chaque fois quelques secondes avant de bien vouloir rester là pour de bon à éclairer le lavabo et les placards. Tout dans cette minuscule cuisine sentait le compromis de la vieillesse, entre ordre toujours respecté des choses bien à leur place et abandon total de toute sophistication esthétique, de toute coquetterie, maintenant déplacée. Une fois le vieux décor bien rentré dans l’œil inspecteur de la vieille dame, elle put à loisir constater que le gaz n’était pas allumé et que tout ressemblait trait pour trait à sa cuisine des soirs et des mois précédents, dans une parfaite tranquillité. « J’ai du rêver » pensa-t-elle, et comme remise des émotions de ce qui devrait être sa plus invraisemblable aventure  de la semaine, elle se retourna sur elle-même pour se diriger vers le rocking chair où elle tricoterait quelques instants avant de se rendormir, elle qui sentait déjà ses yeux et tout son corps réclamer le sommeil.


Jean Fusari 


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