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10/01/2012

L'année de la Grande Fatigue



Au bout d’un an, la fatigue avait déjà métamorphosé les hommes et les territoires. On ne savait plus vraiment pourquoi, on ne savait pas non plus comment, on n’était plus sûrs de rien.

Certains s’apitoyaient plus que d’autres. Certains prétendaient ne rien ressentir – les mauvais et les médiocres prenaient des airs triomphants. Les idéalismes tombaient dans les escaliers.

Ton grand-père disait que tout était pareil qu’avant, que rien n’avaient profondément changé et par optimisme tu envisageais d’accorder du crédit à ses erreurs d’appréciation.

Mais tu savais bien que la fatigue qui se tenait là sous tes yeux n’était pas la même fatigue que celle que ton grand-père croyait avoir déjà connue : ta fatigue à toi était bien plus vraie, bien plus forte, bien plus actuelle.

Ta fatigue était la seule vraie fatigue.

Aujourd’hui, les gens ne savaient ni pourquoi, ni à cause de qui, ni dans l’intérêt duquel.

On déplorait les effets de causes fantasmées. De ces causes mystérieuses ne restaient plus que les effets, comme on pourrait dire que de l’assassin il ne reste que le crime.

La vérité quant à elle n’était plus le lion digne qu’elle avait toujours été. Le lion s’était fait serpents glissants toujours dérobés.

On chassait tous les mêmes serpents et les lions uniques mourraient de chagrin les uns après les autres dans de sinistres zoos...

Car l’époque de la Grande Fatigue était devenue celle de la Grande Fièvre.

Ayant du mal à avaler les serpents, l’Histoire avait des quintes de toux. Elle les regardait comme ton grand-père, jadis, regardait des heures durant les haricots verts qu’il n’aimait pas, mais devait finir pour pouvoir sortir de table.

Tu te disais que ce n’était pas la première fois que l’Histoire avait des nausées. Que ton grand-père disait vrai.

Que tout ça était inclus dans le Cycle. Que l’Histoire pouvait tout au plus changer de vitesse.

Tu voulais bien le croire… mais tu ne voulais pas non plus trahir ton sentiment intime.

Ce que te disais ton sentiment intime ?

Il disait tout et son contraire selon le temps qu’il faisait dehors. Il était plus clément les jours de triomphe. Quand par exemple tu passais la nuit avec une étrangère, ta colère disparaissait et ton sentiment devenait pure tendresse universelle envers les mécanismes supérieurs du Monde.

Ton sentiment était maintenant comme la vérité : un serpent parmi les serpents qui circulent dans la gorge de l’Histoire. Devenue fluctuante, ta lucidité ne valait plus la peine d’être appelée lucidité. Maintenant tu avais juste une opinion.

Du coup, tu ne savais plus ni comment, ni où, ni quand et encore moins pourquoi.

Mais tu cessais d’y penser car déjà la fatigue en toi avait laissé place à la fièvre.

Entre deux songes informes, tu admirais tes écailles et les trouvais de plus en plus élégantes – leurs reflets bleus et verts produisaient un bel effet.

Pas si mal.

Tu passais tes journées dans le métro, à serpenter entre les jambes des femmes.

Toi le serpent au sang-froid.

Toi le serpent aux dents coupées.


Arsène Hasar.

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