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11/04/2011

Le premier et le deuxième désir




« Devenir son propre Phénix »
(Gaston Bachelard)

1.

Nous marchions sur l’un des plus longs boulevards de l’Europe, au tout début de l’été, pendant les quelques minutes où les lampadaires  déjà allumés joignent leur éclat au rétro-éclairage du ciel pourpre et engendrent ainsi une surabondance inhabituelle de luminosité et de pâleur. 
Un vent tiède soufflait depuis les rues plus étroites dans lesquelles se déversait une foule calme, presque chuchotante, et  les drapeaux du boulevard se soulevaient sous la caresse de cette brise, comme ton corps parfois entre mes mains. 
A l’horizon, clignotaient des immeubles de verres, de marbre et de métal auxquels la chaleur donnait l’air d’onduler comme des mirages ; à intervalles réguliers, on avait dressé des fontaines translucides, en hommage aux héros de la République, au Courage, aux Grandes Actions dont on se rendait incapable par le fait-même de les laisser nous fasciner.

Quand je t’ai dit que nous allions peut-être tuer Sam, tu n’as pas répondu. Tu te tenais simplement là, suspendue à mes possibles, comme une bulle de savon, sans force motrice propre ; comme une plume  que la trajectoire d’un mobile secoue, aspire, assimile.

" Pourquoi ?" M’as-tu demandé un peu plus tard.


-"Mais parce qu’il le faut bien. Regarde-nous un peu."


2.


A travers le gris fumé de mes lunettes, tu paraissais à la fois si douce et si lointaine. Je t’avais perdue toute la journée durant. Nous ne nous comprenions plus, tout ce que tu disais me semblait vide de sens ; je me dérobais sans cesse à ton regard en saisissant le prétexte d’une Porsche,  d’une Alfa Romeo ou d’une Aston Martin ; puis sans plaisir je te posais une question que rien n’annonçait logiquement dans les propos qui l’avaient précédée, et qui te surprenait d’une façon presque désagréable. Tu ne semblais pas non plus comprendre mes plaisanteries.Lorsque j’ébauchais une opinion sérieuse à propos d’une question sérieuse, tu te mettais à rire de ton rire clair et puéril, dévoilant tes crocs. Puis le silence recouvrait son règne gênant.

Quand je t’ai fait part du projet que nous avions de tuer Sam, tu n’as même pas émis d’objection, ni esquisser le moindre geste.  Tu es restée muette et tes yeux verts ont haussé des épaules.


"Quand est-ce que ça doit arriver ?" m’as-tu demandé un peu plus tard.


-" Bientôt. Peut-être ce soir."


3.


Alors que l’Horloge du Grand Hôtel annonçait 19h45, j’ai compris que mon ancien désir ne te correspondait plus, parce que tu n’étais plus le même animal. Ta fourrure étant devenue plume, mes caresses étaient inadaptées : j’avais l’habitude de passer ma main dans les deux sens de ta fourrure… mais à présent les caresses à contre-plume te faisaient mal, n’est-ce pas ? De même, ces chapeaux de plumes que je t’offrais souvent pour la Fête de la République, je ne pouvais plus te les acheter…est-ce qu’un homme offrirait un chapeau de cheveux à une femme ?

De mon côté également, le changement avait suivi son cours. Mes pattes s’étaient allongées et un peu obscurcies- c’est également pour cette raison que je ne savais plus comment te prodiguer les caresses adéquates- ma crinière était plus longue et  j’avais d’innombrables moustaches translucides qui  venaient parfois traverser mon champ de vision, agitées par le vent tiède, à l’instar des drapeaux du boulevard, drapeaux bleu/ noir / rouge, sous lesquels passaient parfois une Bentley,  une Rolls Royce, une Lamborghini aux phares allumés.
Plantée là comme un arbre sous un ciel de néon, je te vis soudain en 2.0. Ce n’est pas que tu avais beaucoup changée, et que la somme de tous ces changements avait fini par altérer quelques-unes de tes plus fondamentales caractéristiques. Non, c’était plutôt que tu étais morte, qu’avec toi mon désir était mort, et que successivement tu étais revenue à la vie, engendrant un deuxième désir sur tes pas, qui n’impliquait rien d’autre que la rénovation intégrale du Toi et du  Moi.

Résurrection permanente, voilà ce que devrait être le Temps.



1 9 9 5

Marrakech
La Métamorphose,
Sidi Arsène Hasare.


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