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16/04/2011

Henry Geache - La Mission [Ep.4] / Arsène Hasar



Henry avait rendez-vous avec le Philosophe, à dix-sept heures. Le problème étant que le Philosophe, qui devait quitter le Bureau X à la fin de l’année prochaine, commençait à montrer des signes de sénilité assez inquiétants. Plusieurs procédures étaient déjà en cours, qui visaient soit à ce qu’il parte en retraite anticipée, soit à obtenir son renvoi sans préavis… c’est vrai qu’il avait fait quelques erreurs, ces derniers temps. Donné de mauvaises adresses à la police, qui devait désamorcer une bombe,puis noté le mauvais numéro de vrais ravisseurs, dans l’affaire du détournement du vol AL 2578 : on n’avait pas pu joindre les terroristes, si bien qu’ils avaient fini par tuer deux otages.
Mais le Philosophe avait un ange-gardien au Bureau X, qui n’était autre que Baudet, le Sous-Directeur En Chef. Ce dernier, à l'instar du Philosophe, nourrissait une passion déraisonnable pour les albums Panini, dont il possédait plus de 4000 pièces. La collection du philosophe était plus modeste, mais les 179 portraits de Michel Platini qu’il avait un jour évoqués au cours d’une mission de classe C  avaient immédiatement déclenché l’amitié et la cordialité du Sous-Directeur. Pour cette raison, les procédures disciplinaires n’étaient plus une menace pour le Philosophe, qui se permettait de plus en plus de libertés, et continuait d’accumuler les bourdes. Il avait par exemple décrété que le vendredi, au Bureau X, qui dépendait du Ministère de l'Intérieur, c’était friday wear (il avait lu ça dans la presse à propos de certaines banques). Du coup, il venait chaque vendredi en jogging Adidas, coiffé d’un chapeau de paille, ou alors en jean étroit et Perfecto. Si sa fantaisie lui avait déjà attiré beaucoup d’animosité, le Philosophe devint la risée du Pôle C pour de bon : Berger, Johnson, Villiers et Miramail du Temple Couchez passaient leur temps à se moquer de lui. Ils lui faisaient des canulars téléphoniques et lui envoyaient des lettres anonymes passionnées, dès qu'ils avaient un moment de libre. Henry pour sa part, qui était d’une nature tranquille, vous l’avez sûrement compris, avait développé une certaine affection pour le Philosophe. Car il avait toujours aimé les hurluberlus et les allumés ; l’année dernière, au cours d’une mission de classe A à Dakar, il avait fait la confidence suivante à Faneroli, qui était à la fois un homme brillant et un agent de renom : « le problème avec les fous, ce n’est pas qu’ils sont fous. Le problème, c’est notre amour pour eux. » Inutile de dire qu’une telle déclaration avait produit un effet remarquable sur Faneroli, le Vice Directeur de Section, dont la femme était sujette à des crises d’hystérie depuis qu’elle avait dix-huit ans. 
Pour être parvenu de la sorte à percer la coquille de bourgeoisisme et de bienséance dans laquelle il était enfermé, le vieux Faneroli garda une grande estime d’Henry, qu’il avait pourtant toujours trouvé un peu rêveur. Et c’est ce même Faneroli qui avait fixé le rendez-vous  avec le Philosophe, à l’Hippodrome I de Genève. Il avait besoin d’un homme de confiance pour ce travail. "Du cran, de l'audace et du self-control" avait-il dit au cours de leur entretien.

Comme d’habitude, le Philosophe était en retard, et injoignable. Henry alla tranquillement s’asseoir au comptoir du bar panoramique, pour boire un verre de son vin favori. Il eût le temps d’en boire deux autres avant d'apercevoir la Smart rouge de son collègue, qui conduisait comme un aveugle.Vêtu d’une casquette et d’un jogging noir (mission ou pas mission, on était vendredi) Le Philosophe vint s’asseoir à côté d’Henry . Comme il avait une sueur un peu âcre -son grand père était roux- il traînait  une odeur désagréable partout avec lui. S'excusant de son retard, il expliqua à Henry qu’il s’était trompé d’Hippodrome. « Les indications n’étaient pas claires, comme d’habitude. La lettre que j’ai reçu, on dirait qu’elle a été écrite avec les pieds. Je n'aime pas trop Faneroli, je crois même qu'il serait ravi de me voir partir ». Henry esquissa un sourire pour rassurer son collègue et lui dire "Mais non, il t'aime bien, le vice Directeur, mais le rictus qui se forma sur ses lèvres semblaient plutôt dire "C'est vrai, il ne peut pas te voir". Il était un peu tendu. 
 Le Philosophe lui remit une clé USB sur laquelle il avait très judicieusement écrit : propriété exclusive du Bureau X. « Tu prendras mon attaché case, tout est dedans » dit Henry. Puis les deux hommes se séparèrent dans la plus grande discrétion.
Henry attendit quelques minutes dans sa voiture, et ces minutes passèrent comme des heures. Il détestait attendre, parce qu’il détestait la dilatation du temps que provoque l’attente – ce qu’il aimait, c’était le temps léger, fluide, presque imperceptible. De l’autre côté du parking, le Philosophe rentrait dans sa voiture, l’attaché case d’Henry à la main, la démarche mal assurée, et le chapeau de travers. Henry compta jusqu’à trois, comme s’il comptait jusqu’à mille, puis la détonation retentit : courte et sans superbe, à l’image de la vie du petit homme.

« La pizza est prête » dit Henry au téléphone.

« C’est du bon travail » répondit Faneroli, plus cordial que jamais.


Arsène Hasar


Retrouvez Henry Geache dimanche prochain 

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