(PLAY)
(REVERSE)
(SLOW)
I
Saint-John d’Orange
avait l’esprit d’analyse depuis son plus jeune âge : à trois ans il
reprenait la Lettre à Élise en tapant sur le ventre d’un vieux chat ; à
six ans il parvenait à résoudre le paradoxe de l’œuf et de la poule ; à
neuf ans il démontrait qu’Einstein avait fondé sa théorie de la relativité sur
une erreur d’étourderie.
Les faits les plus anodins, il les transformait en trésors chatoyants.
Les faits les plus anodins, il les transformait en trésors chatoyants.
Ses peurs, il en
faisait des problématiques.
Son amour devenait
un discours.
Il vivait dans un
monde de questions, où ses doutes promenaient leur faisceau dans le noir du
plus obscur de lui-même.
Pendant des années,
il pensa que l’intelligence devait être son phare intangible.
Peu lui importait le
froid, le vent, les éclaboussures et les tempêtes.
Saint-John d’Orange
supportait tout. Il prenait soin de ses questions, les astiquait, les
nourrissait. Il se fît connaître dans toute la banlieue de Canaan, grâce à sa
profession : cultivateur de questions.
Un jour d’été, on le
trouva évanoui au bord d’une piscine antique, allongé à même le sol. On accusa
la canicule. On accusa également son voisin de l’avoir fait boire.
En vérité,
Saint-John d’Orange s’était évanoui de son propre chef, à deux reprises :
une première fois parce qu’il était ivre de questions, une seconde fois parce
qu’il était affamé de réponses, et qu’il ne se l’était jamais avoué.
II
On affréta alors un
avion pour Saint-John, qui partit seul parcourir le Monde : à 12 ans, il
jouait à Pro Evolution Soccer avec Vladimir Poutine dans sa maison de Saint-Pétersbourg; à 15 ans, il mettait un terme à la psychanalyse de Woody
Allen à New York ; à 18 ans, il prenait du LSD à Ibiza avec David Gilmour.
Ce fût l’occasion
pour lui de comprendre que ce qu’il avait trouvé terrible pouvait être
magnifique, si c’était fait par d’autres que lui.
Il comprit que sa
sœur n’était pas si grosse, son père pas si fou.
On pouvait toujours
trouver plus grand plus petit plus jeune ou plus vieux.
Il se rendit compte
qu’il n’y avait que quelques types d’hommes sur la terre, de la même façon
qu’on ne pouvait dénombrer qu’une poignée de caractères différents chez les
poissons rouges, puis il réalisa que les races des âmes transcendaient
parfaitement les « races » des peuples.
Il s’agissait là
d’un mécanisme plus profond. Il adorait découvrir des mécanismes de plus en
plus profonds.
Il savoura toutes
les réponses et n’en laissa pas la moindre miette. Il en grignotait même le
soir, avant de se coucher. Il eût de terribles caries.
Puis il se rendit
compte que ce qu’il trouvait lui-même terrible restait absolument terrible.
Sa sœur était quand
même grosse, et son père restait fou à lier.
Le jeune était quand
même plus jeune que le vieux et le petit plus petit que le grand.
Un jour d’Hiver, un
sous-marin repêcha le corps de Saint-John, au large des Bermudes. Il lui
restait encore pour deux ou trois heures d’air dans les poumons, mais il
n’arrivait plus à remonter à la surface. Dans les poches de son costume 3
pièces complet-veston droit avec cravate et pochette assortie, on retrouva pour
plus d’une tonne de questions.
Il s’agissait
exclusivement de nouvelles questions. C’était les questions des réponses dont
Saint-John avait abusé.
III
John d’Orange rentra
seul dans son appartement et s’accouda au bar qui se trouvait sur le toit,
dominant toute l’agglomération de Nemrod. Il pleura de longues larmes vertes
qui traversèrent les nuages de pollution et parvinrent jusqu’aux hommes. La
moitié de la ville tomba malade.
A 21 ans, il avait
l’impression de ne pas se trouver parmi les hommes ; à 24 ans il se rendit
compte qu’il ne faisait que supporter le Monde, les êtres, les choses et le
temps ; à 27 ans, John d’Orange découvrit que lui aussi contenait de la
violence et qu’il n’allait pas tarder à exploser.
Il cessa tout d’un
coup d’être compréhensif : il distribuait environ 30 gifles par jour, et
un peu plus lorsqu’il prenait son aéronef aux heures où le trafic était dense
sur le périphérique aérien de Babylone.
Il avoua au Monde
entier qu’il aimait se curer le nez lorsqu’il était seul. Et Dieu sait s’il
était souvent seul.
Il se rendit dans
toutes les discothèques du détroit, et écrivit « VÉRITÉ » sur chaque
urinoir, aux toilettes, pour que les gens pissent sur la Vérité.
Dès lors ses seuls
amis devinrent les chats sur le ventre desquels il avait jadis joué la Lettre à Élise. Les animaux étaient ses semblables, eux qui habitaient le monde par la
violence et restaient connectés aux êtres à travers la crainte ou le danger.
Il n’avait plus
rien d’autre.
Un après-midi de
Juin, on retrouva John d’Orange dans sa combinaison de plongée isothermique de
néoprène, faite de matière caoutchouteuse noire recouverte sur le dessus d’une
épaisseur de lycra élastique.
Confortablement assis devant sa télévision
éteinte, il avait deux étoiles dans chaque œil, et un sourire de plénitude
fendait sa bouche de vieil homme.
(STOP)
1 9 9 0
ABU DHABI
A r s è n e H a s a r
« Vous Nous Avez Manqué »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire