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14/05/2011

De Saint-John d'Orange a John d'Orange - Arsène Hasar




(PLAY)

(REVERSE)

(SLOW)

I

Saint-John d’Orange avait l’esprit d’analyse depuis son plus jeune âge : à trois ans il reprenait la Lettre à Élise en tapant sur le ventre d’un vieux chat ; à six ans il parvenait à résoudre le paradoxe de l’œuf et de la poule ; à neuf ans il démontrait qu’Einstein avait fondé sa théorie de la relativité sur une erreur d’étourderie.

Les faits les plus anodins, il les transformait en trésors chatoyants.
Ses peurs, il en faisait des problématiques.
Son amour devenait un discours.
Il vivait dans un monde de questions, où ses doutes promenaient leur faisceau dans le noir du plus obscur de lui-même.
Pendant des années, il pensa que l’intelligence devait être son phare intangible.
Peu lui importait le froid, le vent, les éclaboussures et les tempêtes.
Saint-John d’Orange supportait tout. Il prenait soin de ses questions, les astiquait, les nourrissait. Il se fît connaître dans toute la banlieue de Canaan, grâce à sa profession : cultivateur de questions.

Un jour d’été, on le trouva évanoui au bord d’une piscine antique, allongé à même le sol. On accusa la canicule. On accusa également son voisin de l’avoir fait boire.

En vérité, Saint-John d’Orange s’était évanoui de son propre chef, à deux reprises : une première fois parce qu’il était ivre de questions, une seconde fois parce qu’il était affamé de réponses, et qu’il ne se l’était jamais avoué.


II

On affréta alors un avion pour Saint-John, qui partit seul parcourir le Monde : à 12 ans, il jouait à Pro Evolution Soccer avec Vladimir Poutine dans sa maison de Saint-Pétersbourg; à 15 ans, il mettait un terme à la psychanalyse de Woody Allen à New York ; à 18 ans, il prenait du LSD à Ibiza avec David Gilmour.
Ce fût l’occasion pour lui de comprendre que ce qu’il avait trouvé terrible pouvait être magnifique, si c’était fait par d’autres que lui.
Il comprit que sa sœur n’était pas si grosse, son père pas si fou.
On pouvait toujours trouver plus grand plus petit plus jeune ou plus vieux.
Il se rendit compte qu’il n’y avait que quelques types d’hommes sur la terre, de la même façon qu’on ne pouvait dénombrer qu’une poignée de caractères différents chez les poissons rouges, puis il réalisa que les races des âmes transcendaient parfaitement les « races » des peuples.
Il s’agissait là d’un mécanisme plus profond. Il adorait découvrir des mécanismes de plus en plus profonds.
Il savoura toutes les réponses et n’en laissa pas la moindre miette. Il en grignotait même le soir, avant de se coucher. Il eût de terribles caries.
Puis il se rendit compte que ce qu’il trouvait lui-même terrible restait absolument terrible.
Sa sœur était quand même grosse, et son père restait fou à lier.
Le jeune était quand même plus jeune que le vieux et le petit plus petit que le grand.

Un jour d’Hiver, un sous-marin repêcha le corps de Saint-John, au large des Bermudes. Il lui restait encore pour deux ou trois heures d’air dans les poumons, mais il n’arrivait plus à remonter à la surface. Dans les poches de son costume 3 pièces complet-veston droit avec cravate et pochette assortie, on retrouva pour plus d’une tonne de questions.

Il s’agissait exclusivement de nouvelles questions. C’était les questions des réponses dont Saint-John avait abusé.


III

John d’Orange rentra seul dans son appartement et s’accouda au bar qui se trouvait sur le toit, dominant toute l’agglomération de Nemrod. Il pleura de longues larmes vertes qui traversèrent les nuages de pollution et parvinrent jusqu’aux hommes. La moitié de la ville tomba malade.
A 21 ans, il avait l’impression de ne pas se trouver parmi les hommes ; à 24 ans il se rendit compte qu’il ne faisait que supporter le Monde, les êtres, les choses et le temps ; à 27 ans, John d’Orange découvrit que lui aussi contenait de la violence et qu’il n’allait pas tarder à exploser.
Il cessa tout d’un coup d’être compréhensif : il distribuait environ 30 gifles par jour, et un peu plus lorsqu’il prenait son aéronef aux heures où le trafic était dense sur le périphérique aérien de Babylone.
Il avoua au Monde entier qu’il aimait se curer le nez lorsqu’il était seul. Et Dieu sait s’il était souvent seul.
Il se rendit dans toutes les discothèques du détroit, et écrivit « VÉRITÉ » sur chaque urinoir, aux toilettes, pour que les gens pissent sur la Vérité.
Dès lors ses seuls amis devinrent les chats sur le ventre desquels il avait jadis joué la Lettre à Élise. Les animaux étaient ses semblables, eux qui habitaient le monde par la violence et restaient connectés aux êtres à travers la crainte ou le danger.
Il n’avait plus rien d’autre.

Un après-midi de Juin, on retrouva John d’Orange dans sa combinaison de plongée isothermique de néoprène, faite de matière caoutchouteuse noire recouverte sur le dessus d’une épaisseur de lycra élastique. 

Confortablement assis devant sa télévision éteinte, il avait deux étoiles dans chaque œil, et un sourire de plénitude fendait sa bouche de vieil homme.

(STOP)

1 9 9 0
ABU DHABI
A r s è n e  H a s a r
« Vous Nous Avez Manqué »



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